Un petit peu de Marx estival !
Le fameux début du chapitre XXIV du premier livre du Capital (ici dans la traduction révisée de JP Lefebvre parue aux Éditions Sociales - dernière édition 2022)
https://editionssociales.fr/catalogue/le-capital-livre-1/
"Le secret de l’accumulation initiale.
Nous avons vu comment la monnaie est transformée en capital, comment, avec le capital, on fait de la survaleur, et à partir de la survaleur davantage de capital. Cependant, l’accumulation du capital présuppose la survaleur, la survaleur la production capitaliste, laquelle présuppose à son tour la présence de masse importante de capital et de force de travail entre les mains de producteurs de marchandises. Tout ce mouvement semble donc tourner dans un cercle vicieux dont nous ne sortons qu’en supposant une accumulation initiale antérieure à l’accumulation capitaliste (« previous accumulation » chez A. Smith), une accumulation qui n’est pas le résultat du mode de production capitaliste, mais son point de départ.
Cette accumulation initiale joue dans l’économie politique à peu près le même rôle que le péché originel en théologie. Adam a mordu la pomme et le péché s’est abattu sur le genre humain. On en explique l’origine en la racontant comme une anecdote du temps passé. Il était une fois, il y a bien longtemps de cela, une élite laborieuse d’un côté, intelligente et avant tout économe, et de l’autre, une bande de canailles fainéantes, qui gaspillait sans compter les biens de cette élite. La légende théologique du péché originel nous raconte, il est vrai, comment l’homme fut condamné à gagner son pain à la sueur de son front ; l’histoire du péché originel économique, en revanche, nous révèle pourquoi il est des gens qui n’en ont nul besoin point. Passons ! Or il advint ainsi que les uns accumulèrent de la richesse et que les autres n’eurent en définitive rien d’autre à vendre que leur peau. Et c’est de ce péché originel que date la pauvreté de la grande masse, qui, en dépit de tout son travail, n’a toujours rien d’autre à vendre qu’elle-même, et la richesse de quelques-uns, qui croît continuellement, bien qu’ils aient depuis longtemps cessé de travailler ; c’est ce genre d’histoire puéril et insipide que, par exemple, monsieur Thiers rabâche encore aux Français, jadis si spirituels, en y mettant le sérieux solennel de l’homme d’État, pour défendre la propriété. Il est vrai que dès lors que la question de la propriété entre en jeu, c’est un devoir sacré de s’en tenir mordicus aux vérités d’abécédaire, seule perspective valable pour toutes les classes d’âge et tous les stades de développement. Chacun sait que dans l’histoire réelle le premier rôle est tenu par la conquête, l’asservissement, le crime et le pillage, en un mot par la violence. Dans la suave économie politique, c’est l’idylle qui a toujours régné. Droit et « travail » furent de tout temps les uniques moyens d’enrichissement, exception faite chaque fois, naturellement, de « cette année ». En réalité les méthodes de l’accumulation initiale sont tout ce qu’on voudra sauf idylliques."
Texte classique, qu’on a lu ici ou là, mais qui reste d’une indéniable actualité. Demandez à n’importe quel libéral ou à n’importe quel bourgeois quelle est l’origine de la richesse des uns et l’explication de la pauvreté des autres, il vous servira à peu près la même fable. Le capitalisme a, depuis l’origine, ce besoin de se justifier en produisant une histoire dans laquelle sa violence est soigneusement occultée. Cette occultation de la violence (qui vient toujours des autres, les barbares, les hordes sauvages – « externalisée » comme on dit aujourd’hui), s’accompagne d’affirmations indiscutables – les points de départ de la fable : la naturalité des inégalités socio-économiques, la propriété, la valeur-travail, le travail en question étant entendu comme « travail salarié », etc. Autant de points de départ tenus pour acquis, qui vont de soi, réputés universels et inscrits dans la nature humaine (Il n’y a pas d’alternatives !), et qui donc, du même coup, sont soustraits du débat politique. Dépolitisés.
Quand on s’interroge sur le “succès” du système capitaliste, désormais “absolu”, en dépit de son iniquité, des souffrances monstrueuses qu’il inflige à la majorité des êtres humains (sans parler des non-humains et de la planète), il faut toujours se rappeler la puissance du narratif qui l’accompagne, sa dimension “idéologique” (et les voies de sa diffusion dans l’esprit des masses, à commencer par la famille, l’école, l’entreprise, les médias, chapeautés avec attention par les gouvernants, les classes bourgeoises et capitalistes eux-mêmes). Une masse considérable d’exploités adhère sans discuter aux fondements fallacieux de la fable de la naturalité de l’accumulation du capital (la valeur-travail, la propriété, la croissance, la menace de la dette, le ruissellement, etc). Et c’est bien là le problème.